Jackie Kennedy et Humphrey Bogart descendants d’un célèbre corsaire algérois ?
Le fils de Mourad Raïs, corsaire d’Alger et de Salé (Maroc), s’est installé dans le Nouveau Monde il y a presque quatre siècles. On lui connaît une étonnante et illustre descendance
L’idée peut paraître incongrue, voire complétement fantasmée, mais plusieurs pistes historiques et généalogiques font le lien entre l’ex-Première dame des Etats-Unis, la star de Hollywood et Mourad Raïs.
Ce célèbre corsaire d’Alger fut grand amiral de la République de Salé au Maroc, une ancienne république maritime ayant existé de 1627 à 1668 que l’on appelait aussi « République des pirates de Bou Regreg ».
Remontons le fil de l’histoire jusqu’aux temps de la puissante Régence d’Alger, forte de sa flotte de corsaires écumant la Méditerranée et au-delà, dont certains étaient des convertis que l’on appelait à l’époque les « renégats ».
L’un d’eux, le Hollandais Jan Janszoon van Haarlem (vers 1570-1641), qui attaquait, au nom de la couronne hollandaise, les navires espagnols, fut capturé par des corsaires d’Alger en 1618 –il avait alors environ 48 ans– près des îles Canaries où il était naufragé.
Il devint captif à Alger où il se convertit à l’islam, prenant le prénom de Mourad (Murat pour les Turcs). Sa conversion lui permit de sortir de l’état de servilité dans lequel il se trouvait pour naviguer auprès d’un autre Hollandais converti, Suleyman Raïs, alias Salomo de Veenboer, un amiral corsaire à la tête d’une flotte de cinquante navires.
Celui qui deviendra Mourad Raïs –une commune à Alger porte le nom de Bir Mourad Raïs, le puits Mourad Raïs baptisé ainsi en 1793 par Hassan Pacha, un des dirigeants de la Régence d’Alger– finira ensuite par rejoindre l’autre grand port de corsaires barbaresques, Salé, sur la côte atlantique du Maroc, Alger ayant signé de nombreux traités de paix avec des pays européens, portant un coup aux activités de la course algéroise.
Une vie amoureuse tumultueuse
A Salé, il se distingue par deux expéditions inédites dans les annales des corsaires du Maghreb : un raid contre la lointaine ville islandaise de Reykjavik en 1627 et une attaque tout aussi audacieuse contre Baltimore, dans le sud de l’Irlande, en 1631.
Il passa ensuite cinq ans dans les geôles maltaises des Chevaliers-Hospitaliers qui le capturèrent au large de la Tunisie lors d’une bataille, avant d’être libéré par ses camarades corsaires.
Il finira sa vie riche, à Salé, après avoir été grand amiral élu par quatorze de ses pairs corsaires et gouverneur de la forteresse de Oualidia (sur la côte atlantique, entre Rabat et Essaouira).
On sait aussi que le grand corsaire avait une vie amoureuse tumultueuse. D’un mariage contracté en Hollande, vers 1596, est née Lysbeth, son aînée, qui a pu lui rendre visite à Salé plusieurs décennies plus tard, quand il prit sa retraite de la course et de la politique.
D’autres sources parlent d’un autre mariage avec la fille du sultan du Maroc, Moulay Ziden en 1624.
Mais ce qui nous intéresse, c’est son deuxième mariage, quelques années plus tôt (peut-être en 1603-1604), avec une « Mauresque » d’Andalousie, Margarita, rencontrée, selon certaines sources, à Carthagène (Espagne), et qui lui a donné quatre enfants : Abraham Janszoon van Salee (de Salé), né en 1602, Philip né en 1604, Anthony, né en 1607, et Cornelius né en 1608.
Les sources ne sont pas très précises sur la vie de cette famille : il est fort probable que les Janszoon aient suivi les itinéraires du père corsaire après sa captivité algéroise, car on les retrouve quelques années plus tard à ses côtés à Salé, puis lors de son retour à Alger vers 1627 et son installation finale à Salé.
« Terres turques » à New York
A 23 ans, deux jours seulement après son mariage avec une Allemande, Grietse Reyniers, près d’Amsterdam lors de ses voyages, le troisième fils de Mourad Raïs, Anthony, s’embarque pour l’Amérique en tant que colon de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, pour s’établir à la Nouvelle-Néerlande, colonie établie par la Hollande dans la région qui correspond aujourd’hui à New York et ses environs.
Son frère Abraham a également fait ce voyage vers le Nouveau Monde, mais on ne sait pas s’ils l’ont fait ensemble. Abraham, qui entretenait en Amérique une relation « illégitime » avec une femme noire, eut une descendance brillante, notamment John van Salee de Grasse (1825-1868), premier médecin et chirurgien attitré afro-américain et grand militant abolitionniste…
Fort d’une partie du butin de son père (et de la fortune amassée en droit de port à Salé et de diverses ressources), Anthony Janszoon van Salee devint, en à peine neuf ans, l’un des plus grands propriétaires de la petite colonie. Sa première acquisition fut une ferme sur l’île de Manhattan. Il réussit, en 1657, à obtenir des parcelles de terrain à New Utrecht qui on fait de lui le « premier propriétaire africain » dans l’actuel Brooklyn, selon le chercheur américain, le docteur Brian Purnell.
« Van Salee était si connu que les descriptions du XVIIe siècle des limites de New Utrecht mentionnaient spécifiquement sa terre. Pendant des années, les registres de propriété ont qualifié ces zones de ‘’terres turques’’ », poursuit le même chercheur.
Sa prospérité de fermier et d’homme d’affaires n’a pas été de tout repos. Les archives de l’époque sont intarissables sur le nombre effarant de procès contre lui et de conflits avec la puissante Eglise locale.
Considéré comme un mulâtre en raison de la couleur foncée de sa peau, héritage de sa mère « mauresque », appelé souvent le « Turc », victime de diffamation sur les mœurs supposées légères de son épouse allemande, celui qui resta musulman dans cet environnement hostile –on retrouvera dans les années 1950 son exemplaire du Coran– Anthony batailla toute sa vie contre ses voisins et l’autorité.
Il s’imposa même comme un défenseur des minorités face à « des générations d’esclavagistes et de fanatiques ayant construit des systèmes d’idées, de lois et de coutumes pour défaire les conditions sociales qui ont permis à une personne comme Van Salee d’exister et pour réduire la probabilité que les Noirs s’affirment comme libres, égaux et méritant le respect », comme le souligne Brian Purnell.
Une descendance illustre
Paradoxalement, ces démêlés répétitifs n’ont pas empêché Anthony Janszoon van Salee et sa femme Grietse de marier leurs filles à des membres influents de la petite colonie hollandaise qui deviendra New York.
Ainsi, l’ouvrage du prix Pulitzer David Hackett Fischer, African Founders, sorti en mai 2022, notait que « parmi leurs descendants se trouvaient une progéniture de Vanderbilt [puissante famille américaine], Whitney, Frelinghuysens, deux ducs de Marlborough, le président Warren Harding, Humphrey Bogart et Jackie Bouvier Kennedy ».
Cette dernière « a déclaré aux généalogistes de New York qu’elle avait eu connaissance d’une descendance d’Anthony van Salee, mais qu’elle avait été informée qu’il était un gentleman juif. Les généalogistes n’ont pas approfondi le sujet », poursuit David Hackett Fischer.
En 1965, l’historien Leo Hershkowitz du Queens College de New York a été l’un des premiers à déceler une parenté entre Anthony van Salee et l’ancienne Première dame des Etats-Unis, mais de nouvelles recherches tendent à douter de ce lien généalogique, y compris dans le cas de la star de cinéma Humphrey Bogart.
Jackie Kennedy « a déclaré aux généalogistes de New York qu’elle avait eu connaissance d’une descendance d’Anthony van Salee »
Des chercheurs pensent aujourd’hui que la thèse d’un lien entre Jackie Kennedy et l’aïeul Anthony aurait été avancée pour sensibiliser la Première dame sur sa supposée descendance africaine au moment où l’administration de son époux, John Fitzgerald Kennedy, planchait sur les réformes liées aux droits civiques antiségrégationnistes.
Il n’empêche que la descendance de l’illustre fils de Mourad Raïs, qui décéda à 69 ans en 1676 dans sa vaste demeure à Bridge Street, à Manhattan, aura marqué l’histoire des Etats-Unis de ces trois derniers siècles.